Julien   Lepage

J.  Lepage
Combustion spontanée
Erwan Bracchi

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Il est de ces choses en ce monde que l'on n'explique que difficilement et, lorsque l'explication rationnelle fait défaut, c'est alors l'explication irrationnelle qui prévaut, sans pour autant que le mystère soit résolu, et c'est de l'une de ces choses que je me propose ici de parler. Il y a de cela une dizaine d'années, je rencontrai lors de l'une de mes promenades dominicales à Pyre, mon village natale, une jeune demoiselle à l'allure fort plaisante, non point trop fardée, mais parée des plus beaux atouts, si bien que nul mâle normalement constitué n'eût pu résister à ses charmes ; une demoiselle, dis-je, qui semblait perdue, errant près du cimetière, et qui me demanda, alors que je passais tout près d'elle en la dévisageant discrètement, si je la connaissais. Quelque peu surpris, je lui répondis qu'il ne me semblait pas que nous nous fussions jamais connus, mais que ce serait un grand plaisir pour moi que de faire la connaissance d'une si ravissante créature, puis me présentai. Elle me dit s'appeler Gwendoline, un prénom des plus séduisants selon moi, puis me proposa de faire un tour dans le cimetière, prétextant que c'était un lieu en lequel elle aimait à se promener de temps à autre, un lieu qui lui rappelait ce qu'était, finalement, la vie. J'acceptai, trop heureux qu'une si charmante demoiselle me proposât de l'accompagner, fût-ce dans un endroit aussi sinistre. Alors que dans chaque allée défilaient d'innombrables tombes et tombeaux, des sépulcres les plus ternes aux plus resplendissantes créations funéraires, nous discutâmes elle et moi de nos conceptions respectives de la mort, du divin et de l'infini, et, opposant à mon rationalisme implacable, qu'elle qualifia d'austère, des idées folles aussi contradictoires les unes que les autres, Gwendoline finit par cesser soudainement d'exprimer ses fantaisies imaginaires pour s'arrêter net devant une stèle sur laquelle aucun nom n'était inscrit, soit qu'il eût été effacé par les ravages du temps, soit que n'y fussent pas encore gravées les défuntes lettres d'un nom qui devrait bientôt sombrer dans l'oubli, et déclara, après une minute de silence, que c'était ici, que c'était fini. Je ne compris pas et, lorsque qu'elle me regarda de ses yeux emplis d'une douceur infinie pour me donner un baiser tout aussi doux, je crus un instant que le monde autour de nous s'était écroulé pour nous laisser seuls, dans l'intimité la plus absolue. Je la serrai dans mes bras, mais bientôt je sentis son corps se réchauffer de façon inquiétante, jusqu'à ce qu'il devînt si brûlant qu'il me fut impossible de la tenir plus longtemps. Je la lâchai, m'écartai, ébloui par une soudaine lueur : mon amante, le sourire aux lèvres, était rongée par les flammes et, cependant que le feu l'avalait, me regardait avec une tout aussi grande douceur qu'auparavant. Quelques minutes plus tard gisaient sur le sol les cendres de ma dulcinée calcinée, tandis que sur la stèle en lettres sombres étaient apparu le nom de Gwendoline, dont il était dit qu'un amour trop fort l'avait consumée qui n'avait pas été consommé. Peut-être pensera-t-on que ce sont là les divagations d'un vieillard qui a perdu la raison en même temps que ses dents, mais si depuis ce triste épisode je n'ai jamais connu d'autre femme, il est certain que ce n'est pas sans raison.


Le 20 octobre 2007