Julien   Lepage

J.  Lepage
Tombée dans l'oubli
Erwan Bracchi

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Il arrive qu'à Domuse ainsi que dans ses environs se produisent des événements qui n'outrepassent en aucune façon les lois de la nature, du moins telle que nous la connaissons, et c'est l'un d'entre eux que je me propose de vous conter, aimables lecteurs, dans le présent article.
   Cependant, avant que de vous conter cette malheureuse histoire, je tiens à mentionner ici l'arrestation récente du jeune Jonathan Perrin, élève en troisième du collège Peter Jackson, reconnu coupable de cannibalisme après une longue et fructueuse enquête supervisée par le commissaire Gordon, éminente personnalité au sein de Domuse la fantastique, puisque nombre de crimes furent élucidés grâce à lui. Si je mentionne ici cette arrestation, c'est parce que les victimes du jeune adolescent avaient toutes un point commun, leur âge avancé, et l'histoire tout à fait normale, et malheureusement banale, que je m'en vais détailler dans les lignes qui suivent, concerne une vieille dame qui s'éteignit il y a quelque semaines dans le petit village de Dévieux, seule et sans enfants, et ne fut retrouvée qu'il y a quelques jours par un facteur qui commençait à s'inquiéter de ce que le courrier s'accumulât jour après jour dans une boîte aux lettres qui ne se vidait jamais.
   Ce n'est donc pas une enquête, que je menai, en me rendant hier au domicile de feue Mlle Amnes, dont la cause du décès n'est autre qu'un brusque arrêt du cœur. Le facteur l'avait retrouvée affalée sur les carreaux brunâtres de son séjour, la main crispée sur le combiné du téléphone. Avant M. Episte, le facteur, nul ne s'était soucié de l'absence de Mlle Amnes, et c'est sans famille et sans amis qu'elle était morte, dans l'indifférence générale.
   Lorsque j'arrivai sur les lieux, tout indiquait que la défunte avait vécu une vie paisible dans sa campagne natale, jusqu'à la fin brutale de ses jours, accompagnée d'une vieille chatte au poil grisonnant qui avait rendu l'âme peu de temps après sa maîtresse ; mais tout indiquait également la vie solitaire d'une femme qui ne s'était jamais mariée et n'avait vu le monde que pour le servir dans l'ombre d'un entrepôt, dans lequel elle avait travaillé comme technicienne de surface jusqu'au moment de sa retraite, retraite du monde du travail, mais aussi de toute société, puisque c'est abandonnée de tous, sauf peut-être du service des impôts, que Mlle Amnes mourut, des années plus tard, isolée dans son menu chalet, lui-même perdu au bout de ce qui autrefois avait été un chemin de terre et qui se trouve aujourd'hui couvert de mauvaises herbes et de détritus laissés par des passants peu respectueux de leur environnement.
   Accompagné de Nadia, j'allai plus tard dans la journée me renseigner auprès des habitants du villages, pour la plupart retraités eux aussi, afin d'en savoir plus au sujet de celle qui était morte sans qu'on sût même son nom. Ce fut pour moi une grande déception, lorsque j'appris que, pour le peu de personnes qui l'avaient connue, elle était déjà morte depuis des années, et que la grande majorité des villageois ignoraient jusqu'à son existence. Je ne trouvai donc aucun proche parent, pas même un ami, voire une relation, qui pût pleurer la disparue, qui était tombée dans l'oubli des années plus tôt et n'en avait surgi que pour s'aller enfoncer six pieds sous terre.
   C'est donc à la mémoire de Mlle Amnes, qui fut enterrée ce matin même au cimetière de Domuse, entourée d'un cercle restreint composé de moi, de Nadia et du prêtre, que je dédie le présent article, afin que celle qui mourut dans l'anonymat le plus complet poursuive sa vie dans les mémoires et non dans les quelques mots qui lui sont consacrés dans la rubrique nécrologique et que personne ne lit, sauf à les oublier aussitôt.

Domuse, le 2 août.
W.E.B.


Le 2 août 2007