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La pierre d'Arh-Katahn
Julien Lepage

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D'un geste lent, Gobrian s'épongea le front avec un mouchoir en coton qu'il rangea soigneusement dans sa poche. Il constata, soulagé, qu'aucune goutte de sueur n'avait atteint le sol, puis il reprit son méticuleux labeur. Sous le Soleil de plomb du bassin de Nemegt, en plein cœur du désert de Gobi, le jeune archéologue extrayait depuis déjà quatre jours ce qui semblait être un squelette de protocératops dans un état de conservation extraordinaire. Les ossements de l'un de ces petits herbivores du crétacé ne représentaient clairement pas la découverte du siècle, mais pour Gobrian, dont c'était la première vraie expédition sur le terrain, elle avait quelque chose qui conférait au fantastique. Il se trouvait près du village de Nomgon, à près de dix-mille kilomètres de sa Charente natale, et il contemplait les restes d'une créature sur laquelle aucun humain n'avait posé les yeux avant lui.
Fasciné par ces os fossilisés, il prenait une précaution extrême en ôtant la pellicule de cette terre ocre qui les recouvrait. Il était tellement concentré sur sa tâche qu'il ne remarqua pas tout de suite qu'un intrus s'était mêlé au squelette de l'antique reptile. Lorsque ses yeux se posèrent enfin sur le sphéroïde osseux, le chercheur ne put contenir une exclamation inconvenante. Il s'agissait d'un crâne qui semblait humain. Pour en avoir le cœur net, il oublia brusquement l'animal cornu et dépoussiéra frénétiquement sa trouvaille. Quelques heures plus tard, il était convaincu. Convaincu, et troublé : ce crâne était résolument celui d'un humain moderne ! Oui, mais un humain moderne qui vivait au Crétacé ! En effet, d'ultérieures analyses au carbone 14 révélèrent que cet homme avait foulé la Terre il y a plus de 85 millions d'années, alors que l'on sait que l'homo sapiens est apparu il y a moins de trois millions d'années.
Fort de cette découverte qui pourrait remettre en cause l'ensemble des connaissances que nous avons sur notre espèce, l'archéologue décida d'entreprendre des fouilles plus intenses dans cette région de Mongolie. Quelques mois plus tard, il fit une découverte encore plus surprenante. Dans une couche sédimentaire du même âge que la précédente, il mit à jour un village préhistorique entier, composé de huttes, et surtout de restes de squelettes humains. Le plus mystérieux, et de loin, fut la découverte d'une tablette de bronze sur laquelle étaient inscrits, en caractères cunéiforme moderne, les mots "Arh-Katahn", qui semblaient désigner un dieu préhumain. Dans cette tablette était incrustée une pierre dont l'origine échappait totalement à Gobrian malgré ses connaissances poussées en géologie. D'un vert iridescent, tirant, selon l'angle, sur un rouge des plus vifs, cette pierre avait un aspect particulièrement étrange et exerçait sur l'archéologue une attirance irrépressible et grandissante à chaque fois qu'il posait les yeux sur elle. Cet attrait se fit si fort que, pris d'une démence passagère, il arracha la pierre de son écrin de bronze, et la brandit au-dessus de lui et poussant un hurlement de victoire qui le pétrifia de terreur, une fois sa transe achevée.
Il contempla alors le précieux objet sous tous ses angles, et sans savoir de quelle façon, il comprit qu'il avait entre les mains la source d'un pouvoir intarissable, enfoui sous terre depuis des éons. C'est à ce moment que l'impensable se produisit. Alors que Gobrian se posait la question des origines de la civilisation dont il avait découvert les vestiges, il fut projeté des millions d'années dans le passé, à l'époque précise où vivait ce peuple. Il se retrouva, l'air hébété, en plein milieu du village préhistorique encore intact. Les habitants le dévisageaient comme s'il venait d'une autre planète, ou d'une autre époque – ce qui s'avérait cela dit – et commencèrent à ramasser des cailloux qui jonchaient le sol, l'air menaçants.
Précipitamment, comprenant l'immense pouvoir de la pierre, l'archéologue qui souhaitait quitter cet endroit au plus vite pensa du plus fort qu'il le put à un autre lieu – le premier qui lui vint fut le lycée où il passa les meilleures années de sa jeunesse, et il s'y retrouva instantanément, de surcroit à l'époque où il l'avait connu. À quelques mètres de lui se trouvait Émeline, son premier amour. Elle avait quinze ans, et lui en avait maintenant trente-sept. Il se demanda alors si… Il regarda ses mains. Ses veines s'étaient résorbées sous son épiderme, des mélanomes avaient disparus, et surtout, ses mains elles-mêmes avaient diminuées de volume. Il avait quinze ans lui aussi. Cette pierre avait vraiment un pouvoir fantastique. Il se dit que désormais, il pourrait refaire sa vie avec un atout de taille à ses côtés. Il était maintenant un dieu. Il se sentait plein d'une force qui jaillissait à travers tout son corps ! « Plein » était vraiment le mot. Il se sentait littéralement déborder de bonheur et de pouvoir. « Plein »… Il se mit alors à penser à ce qu'il était avant… Il pensa à son ancienne vie… Il pensa… au vide.
Et le vide fut.


Le 19 juin 2007

       


J̇ulien Leρɑɡe 2022