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Quand le vide tue
Julien Lepage

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     C'était la première fois que je mettais les pieds à Paris, et je dois dire que j'aurais préféré que cela eut été pour des raisons autres que celles-ci. Il était déjà deux heures et demie de l'après-midi, et mon rendez-vous était fixé à deux heures précises. Autant dire que l'accueil ne serait pas chaleureux. Il faut dire que j'étais assez peu habitué aux transports en commun, et le moins que l'on puisse dire sur le réseau parisien, c'est qu'il est particulièrement désordonné.
À quinze heures, j'arrivai enfin devant le bâtiment du LIMSI d'Orsay et m'annonçai à l'accueil. On me dirigea vers le professeur Bodeau, directeur du département Mécanique – Énergétique. Ce dernier était afféré à manipuler une machine dont les formes rappelaient vaguement celles d'une friteuse. Il portait une combinaison sécurisée, avec des gants, une visière et un bonnet. Je m'éclaircis alors la gorge, afin d'attirer son attention. Le résultat fut celui escompté, et le professeur sursauta avant de se retourner vers moi, puis releva ses lunettes sur son front, ôta ses gants et me serra la main.
« — Bonjour, inspecteur. Merci à vous d'être venu. J'imagine que vous savez pourquoi nous faisons appel à vous.
- À dire vrai, pas vraiment », lui répondis-je. Et il est vrai que je n'avais été mis au courant de rien pour cette affaire. La seule information dont je disposais était qu'il s'agissait d'un vol. D'où, je dois l'avouer, mon manque d'intérêt quant à cette enquête.
« — Et bien, monsieur Japill, il s'agit d'une machine qui nous a été dérobée dans la nuit du quatre au cinq, c'est-à-dire avant-hier. Cette machine est une pompe turbomoléculaire à ultravide.
- Comment ? Je vous demande pardon, mais je ne suis pas vraiment scientifique… En quoi consiste cet appareil ?
- Oh ! C'est tout simple, il s'agit d'une machine qui… »
Le professeur ne semblait pas être un fin vulgarisateur et cherchait ses mots avec difficulté. Il reprit alors :
« — Une machine qui aspire la matière confinée dans un espace. En gros, elle pompe l'air présent afin de créer du vide.
- Du vide ? Mais qui donc peut bien vouloir faire du vide ?
- Franchement, je n'en ai absolument aucune idée. Tous les laboratoires qui font des recherches sur le vide possèdent leurs propres machines, donc ce ne peut être l'œuvre que d'une personne qui travaille seule et n'aurait pas le budget nécessaire à l'achat de ce type d'outil, mais là encore, je ne vois pas le but qu'elle pourrait avoir.
- Et… Quelle taille fait cet engin ?
- C'est assez volumineux… C'est à peu près grand comme ça.
Il désigna la « friteuse » sur laquelle il travaillait, qui avait la forme d'un cylindre d'une cinquantaine de centimètres de hauteur, par un diamètre de trente centimètres ; ce qui représente à première vue un objet fort imposant dont le vol paraît improbable. Il semblerait donc que le larcin ait été commis par quelqu'un d'interne au service. Je demandai alors au professeur combien de personnes travaillaient ici – combien avaient accès à la machine – et surtout s'il suspectait quelqu'un. Ce dernier me répondit qu'une petite dizaine de techniciens fréquentaient les lieux, et parmi eux, sept étaient membres de l'équipe depuis un certain nombre d'années et avaient jusqu'à présent fait montre d'un professionnalisme et d'une honnêteté exemplaires. Le professeur Bodeau semblait persuadé de l'innocence de ces sept-là. Restaient alors les trois techniciens les plus récents, dont le profil de deux d'entre eux était assez classique. Le troisième quant à lui était quelqu'un de très particulier. Autodidacte, il avait obtenu tous ses diplômes en candidat libre et consacrait une majeure partie de sa vie – aussi bien professionnelle que personnelle – à la recherche, aussi aurait-il pu dérober la pompe turbomoléculaire à des fins dont lui seul aurait eu le secret.
C'était donc la piste principale à ce moment, et ce jusqu'au lendemain matin où ce jeune homme, Alain Libbo, fut retrouvé mort dans le laboratoire dans lequel s'était déroulé l'entretien de la veille.
Le mystère s'épaissit alors autour de cette enquête, et ce d'autant plus que les conditions de la mort du technicien étaient particulièrement troublantes. En effet, il est décédé, enfermé dans son laboratoire, des suites d'une asphyxie due au manque d'oxygène… L'oxygène avait été – à première vue – aspiré par une sorte de pompe, de l'extérieur. Une pompe turbomoléculaire en l'occurrence ; précisément celle qui avait été dérobée. On avait retrouvé l'engin, relié à la pièce de manière à en vider le contenu.
Robert Bodeau me fit part de ses conclusions. Alain Libbo aurait subtilisé la pompe afin de l'expérimenter chez lui, car très peu de techniciens savaient s'en servir. Seuls deux d'entre eux l'utilisait régulièrement. Le professeur m'avoua qu'il ne savait lui-même pas s'en servir !
Alain Libbo, donc, vola la pompe afin de réaliser quelque expérience personnelle chez lui. Les résultats obtenus furent probablement conformes à ses attentes, et, le surlendemain soir, il voulu réitérer la manipulation au laboratoire, qui disposait d'un équipement bien plus sophistiqué. De l'extérieur de la pièce qui servirait à l'expérience, il alluma la pompe, puis, détectant un quelconque dysfonctionnement, il serait retourné dans la pièce en oubliant d'éteindre la pompe. C'est alors que l'aspiration s'accéléra et diminua tellement la pression à l'intérieur de la pièce et la porte – étanche – était devenue impossible à ouvrir.
C'est alors que le manque d'oxygène causa inéluctablement la mort du jeune homme.

Cette hypothèse me paraissait beaucoup trop simple, et j'avais moi-même une idée bien différente. Néanmoins, pour ne pas froisser le professeur – et surtout n'ayant pas de preuve à apporter à ma thèse – je feintai de croire en sa théorie.
Ce n'est que quelques jours plus tard que j'eu enfin ma preuve : le professeur Bodeau publia dans un document officiel une découverte majeure qu'il venait de faire dans le domaine de la supraconductivité. Cette innovation promettait de lui rapporter des dizaines de milliers d'euros. C'était pour moi l'élément clé de cette affaire, et je fis immédiatement arrêter l'homme, qui avoua peu de temps après avoir été à l'origine non seulement du vol, mais aussi et surtout de l'homicide perpétré envers le jeune technicien.

Je m'explique : ne croyant pas un seul instant à la thèse de l'accident, je conclus naturellement que ce fut un meurtre. Or pourquoi tuer un brillant technicien si ce n'est pour s'approprier une de ces idées ? De plus, on savait qu'Alain Libbo était une sorte de génie autodidacte, susceptible de faire une découverte à tout instant. Cependant, ses recherches ne portaient pas du tout sur le vide, donc pourquoi aurait-il volé une pompe à vide ?
Cela faisait parti, selon moi, du plan du professeur Bodeau. Ce dernier étant le directeur de son unité de recherche, il était assurément au courant des travaux de tous ses collaborateurs. Il aurait ainsi appris l'importance de la trouvaille de Libbo, et l'aurait astreint au secret, préparant déjà son méfait.
Bodeau avait avoué ne pas connaitre le fonctionnement des pompes à vide, aussi aurait-il pu en voler une pour en étudier le mécanisme, et appeler dans un même temps la police, afin de s'innocenter dans la foulée. Il se serait alors arrangé pour se retrouver seul avec son assistant et l'aurait laissé dans la pièce pour aller actionner la pompe.

Ce scénario fut effectivement corroboré par les aveux du professeur. La peine de mort fut retenue afin de venger ce geste si atroce. Il faut dire que rien n'est pire que la mort par le vide…
Alain Libbo, travaillant dans son laboratoire a d'abord du sentir l'air se raréfier, puis, affolé, il aurait essayé d'ouvrir la porte. Chose impossible à cause de la différence de pression entre l'intérieur et l'extérieur.
Ses difficultés respiratoires se sont alors accrues jusqu'à ce qu'il s'étouffe… À moins qu'il ne survécût suffisamment longtemps pour découvrir des pressions aussi basses que celles que l'on retrouve à 19 kilomètres d'altitude. La principale caractéristique de ce milieu est que l'eau y bout à… 37°C…


Le 20 juin 2007

       


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