Julien   Lepage

J.  Lepage
À la folie… pas du tout
Laetitia Colombani
2002

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À la folie… pas du toutLaetitia Colombani livre son premier long métrage avec À la folie… pas du tout, réunissant Audrey Tautou, tout juste auréolée du triomphe du Fabuleux destin d'Amélie Poulain, et Samuel Le Bihan, fraîchement sorti du Pacte des loups. Un casting prometteur pour ce qui s'annonçait comme une énième romance à la française, tournée à Bordeaux avec une équipe locale. Pourtant, derrière les apparences d'une histoire d'amour contrariée se cache un tout autre projet cinématographique.

Angélique, jeune étudiante aux Beaux-Arts insouciante, partage sa vie entre ses cours et son travail de serveuse. Elle tombe éperdument amoureuse de Loïc, un cardiologue dont l'épouse Rachel attend un enfant. Seulement voilà le hic : Loïc, lui, n'est pas du tout au courant de cette formidable et romantique aventure qu'ils vivent, paraît-il, tous les deux. Car Angélique est jeune et jolie, et ne cesse de parler de son amoureux malheureusement marié, mais la réalité est tout autre. Cette passion dévorante n'existe que dans son esprit, fruit d'une pathologie psychiatrique méconnue : l'érotomanie.

Le scénario, qui avait d'ailleurs remporté le prix junior du meilleur scénario en 2001 avant même d'être produit, joue admirablement avec les codes du thriller psychologique. Colombani, qui avait initialement envisagé d'interpréter elle-même le rôle d'Angélique avant de se concentrer sur la réalisation, construit son film en deux parties distinctes. La première demi-heure peut dérouter, voire agacer : on y suit ce qui ressemble à une niaiserie sentimentale comme on en voit beaucoup trop, une histoire d'amour adultère banale avec son lot de complications et de « soyons discrets ». Mais c'est précisément là que réside toute l'intelligence du dispositif : cette première partie correspond au point de vue totalement biaisé d'Angélique, son interprétation délirante de la réalité. Puis vient le retournement, inspiré par Sixième sens selon la réalisatrice, qui bouleverse notre perception des événements. Le film se rembobine et recommence, cette fois du côté de Loïc, révélant la vérité glaçante : il ne la connaît que furtivement et mène une vie d'époux et de futur père modèle.

Cette structure narrative en miroir, que Colombani a directement empruntée à Psychose d'Hitchcock (l'un de ses films préférés avec Répulsion et Rosemary's baby de Polanski), fonctionne remarquablement bien. La gestion des timings, des quiproquos et des coïncidences est bien plus fine qu'il n'y paraît. Même en connaissant d'emblée le retournement, on reste surpris par certains rebondissements. Certes, tout demeure globalement cousu de fil blanc pour peu qu'on y prête attention, et on regrette que certaines intrigues secondaires soient purement jetées aux oubliettes en cours de route, mais le film reste solide sur son histoire principale.

Angélique est un personnage fascinant et insaisissable, incarnation parfaite de l'érotomane. Elle interprète chaque signe comme une déclaration d'amour, voit des sens cachés et une idylle là où il n'y en a pas. İl suffit d'un rien, d'un geste dénué d'arrière-pensée, pour déclencher chez elle une certitude absolue quant à l'amour que l'autre lui porte. Elle saccage littéralement sa vie avec le sourire, fabrique des reproductions en tissu de l'objet de ses désirs à nous faire frémir, et se montre imbattable dans l'art du harcèlement chronique presqu'inconscient. Face à elle, Loïc incarne « l'homme de bien », figure idéalisée classique de l'érotomane : souvent quelqu'un de socialement ou intellectuellement supérieur. İl reste dans la plus profonde incompréhension devant les cadeaux anonymes et les courriers doux qu'il reçoit, profondément amoureux de sa femme.

À mi-chemin du polar et du drame sentimental, À la folie… pas du tout met en évidence un trouble psychiatrique méconnu et spectaculaire. Le film traite l'érotomanie de manière subtile et juste, pas simplement comme une « fan-attitude », mais vraiment comme un état de souffrance et d'amour démesuré et désespéré. On peut d'ailleurs noter que Colombani s'intéresse particulièrement aux obsessions et à la folie : son autre long-métrage, Mes stars et moi, explorait déjà ces thèmes du côté fan, tout comme son court-métrage Le dernier bip, disponible en bonus sur le DVD et où l'on retrouve d'ailleurs le même acteur dans le rôle de l'inspecteur.

Sur le plan technique, la jeune réalisatrice de 26 ans fait preuve d'une maîtrise étonnante. Le travail sur les couleurs est particulièrement remarquable : les teintes saturées, presque criardes de la première partie traduisent l'excès et le malaise, contrepoint visuel aux bons sentiments et aux sourires béats. La photographie de Pierre Aïm sert parfaitement cette ambiguïté, tandis que la musique de Jérôme Coullet accompagne avec justesse le climat trouble du film. L'ensemble bénéficie d'une écriture inspirée et d'une mise en scène efficace qui révèle peu à peu la folie d'Angélique, modifiant par conséquent notre jugement sur chacun des personnages.

Dans le rôle de l'érotomane un peu flippante, mais très marrante, Audrey Tautou est surprenante et impeccable. On a plutôt l'habitude de la retrouver dans des schémas assez mignons et candides, elle montre ici une facette différente de son jeu, et excelle dans le rôle de la mythomane psychopathe. C'est incontestablement l'un de ses meilleurs rôles, une performance toute particulière qui fait que, en sortant de ce film, on n'a pas vraiment envie de croiser l'actrice au coin de la rue. Elle forme avec Samuel Le Bihan un « couple » étonnant, même si ce dernier peine parfois à convaincre dans sa sobriété de père de famille modèle. Mention spéciale à İsabelle Carré qui apporte crédibilité et profondeur à son personnage de femme aimante et inquiète, et on regrette de ne pas voir davantage Sophie Guillemin tant elle est à tomber par terre dans le rôle de l'amie fidèle.

Bénéficiant d'une interprétation globalement solide, À la folie… pas du tout parvient à marquer les esprits durablement. Le découpage et la structure scénaristique se révèlent plus que bluffants, donnant au spectateur une vraie confusion et donc une vraie surprise. Certes, il y a quelques longueurs et le film n'est pas exempt de défauts, mais dans l'ensemble, c'est une bonne surprise qui mérite le détour. Les années passant, il a même désormais un côté kitsch charmant qui ajoute à son charme désuet. C'est peut-être pas à regarder toutes les semaines, mais à voir une fois, juste parce que c'est finalement assez étonnant ; et aussi, avouons-le, parce qu'il y a quelque chose de fascinant chez les personnages souffrant de graves troubles psychologiques. Même s'il est passé un peu à côté de la critique parisienne et n'a malheureusement pas fait beaucoup de bruit, il faut le voir si vous en avez l'occasion. Voilà de quoi divertir sainement avec une petite touche d'originalité, vous permettant de dire « oui, je sais ce qu'est l'érotomanie, et d'ailleurs je peux te conseiller un p'tit film bien sympa ».
Ma note 79%
Vu le 5 octobtre 2009

Lire la critique sur le site d'Antoine Lepage


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