Julien   Lepage

J.  Lepage
L’Apollonide, souvenirs de la maison close
Bertrand Bonello
2011

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L’Apollonide, souvenirs de la maison closePlongé dans l'univers extravagant et envoûtant de la Belle Époque, L'Apollonide se présente comme un hommage raffiné aux travailleuses du sexe, où le faste des décors et des costumes se conjugue avec une sombre réalité. Réalisé par Bertrand Bonello, ce film, présenté en compétition à Cannes en 2011, offre une plongée dans une maison close parisienne luxueuse et opprimante, qui, par ses contrastes, interpelle autant par sa beauté que par la dureté de son quotidien.

L'intrigue se déroule en novembre 1899 dans l'Apollonide, une maison close haut de gamme où se croisent les destins de femmes aux destins tragiques et de clients aux fantasmes inassouvis. Le film suit notamment l'histoire de Madeleine, surnommée « la Juive », dont la cicatrice en forme de sourire mélancolique incarne à la fois la grâce et la douleur, ainsi que celle de plusieurs autres courtisanes dont les existences se confondent dans une chorégraphie quotidienne de rituels, de rivalités et d'ambiances feutrées. Au cœur de ce huis clos, la directrice, incarnée par Noémie Lvovsky sous le nom de « Madame », orchestre ce microcosme avec une autorité ambivalente, tandis que chaque personnage semble porter en lui le poids d'un rêve déchu et d'une existence contrainte par des dettes et par le joug du désir masculin.

Le scénario, qui se veut à la fois contemplatif et documentaire, se déploie en trois parties distinctes, la première et la troisième agissant comme des miroirs l'une de l'autre, encadrant une partie centrale plus chronologique et presque clinique dans sa présentation. Cette structure, tout en proposant une succession de tableaux vivants — véritables œuvres d'art rappelant les tableaux de Manet ou de Renoir — finit par donner l'impression d'un récit qui s'appesantit sur ses descriptions esthétiques, parfois au détriment d'un fil narratif plus soutenu. Les plans minutieusement composés, qui alternent entre les salons chatoyants parés d'ors et de velours et les espaces plus austères réservés aux soins ou aux visites médicales, créent un contraste saisissant, bien que la répétition de certains tableaux laisse parfois le spectateur sur sa faim.

Les personnages évoluent dans cet univers clos avec une dualité forte. Noémie Lvovsky, en « Madame », incarne cette autorité maternelle et presque tyrannique qui, tout en veillant sur ses pensionnaires, semble aussi les emprisonner dans une existence où la beauté extérieure masque une misère intérieure. Parmi les courtisanes, on distingue Hafsia Herzi dans le rôle de Samira « l'Algérienne », Céline Sallette en Clotilde « Belle cuisse » et Jasmine Trinca qui interprète Julie « Caca ». Ces figures, soigneusement choisies pour leur apparence à la fois fragile et provocante, illustrent la dualité des femmes qui se donnent tout en se gardant, réservant pour elles seules des gestes de tendresse ou de révolte contre leur condition. Cependant, la profondeur de ces portraits se trouve parfois amoindrie par un scénario qui insiste davantage sur l'esthétique que sur l'évolution psychologique des personnages, laissant certains d'entre eux dans une dimension presque picturale.

Thématiquement, le film se veut une réflexion sur la condition féminine, le pouvoir de la beauté et la cruauté d'un système qui exploite le désir. Bonello s'appuie sur une symbolique forte, évoquant des tableaux vivants où les filles de joie, parées dans leurs transparences de dentelles et de batiste, semblent à la fois libres et prisonnières d'un univers de luxe factice. L'œuvre pose ainsi la question du contraste entre la splendeur apparente — où le champagne coule à flots et les décors rivalisent de somptuosité — et l'enfermement cruel qui caractérise la vie de ces femmes, dont les sourires forcés et les regards vides témoignent d'un désespoir latent. Le film suggère également, sans verser dans un moralisme flagrant, que le raffinement d'un tel milieu n'est qu'un écran de fumée, dissimulant la misère et l'exploitation qui s'y perpétuent.

Sur le plan de la réalisation, Bertrand Bonello démontre une maîtrise technique indéniable. La photographie signée par Josée Deshaies offre des images d'une beauté saisissante : les plans sur les lourds velours des rideaux, les éclairages tamisés et les compositions rappelant les grandes œuvres picturales créent une atmosphère hypnotique. La mise en scène, marquée par des mouvements de caméra lents et des travellings qui insistent sur le détail des décors, confère au film une dimension presqu'onirique, où chaque plan semble soigneusement élaboré pour évoquer le passage du temps et la dégradation d'un monde doré. Néanmoins, le montage, bien que volontairement étiré, souffre parfois d'un rythme trop mou qui vient diluer l'intensité dramatique des scènes les plus marquantes.

Les performances du casting, quant à elles, viennent en soutien de cette esthétique soignée. Hafsia Herzi et Céline Sallette se distinguent par leur capacité à incarner la souffrance et la résignation, tandis que Jasmine Trinca offre une interprétation qui oscille entre provocation et mélancolie. Noémie Lvovsky apporte, par son rôle de « Madame », une autorité ambivalente qui, bien que parfois surjouée, permet de structurer l'ensemble de ce microcosme. Le film parvient ainsi à rendre palpable la tension entre la beauté ostentatoire et la misère intérieure, même si certaines performances secondaires se retrouvent quelque peu éclipsées par l'insistance sur le visuel.

En conclusion, L'Apollonide est une œuvre qui séduit par la richesse de son esthétique et la force de ses images, tout en souffrant d'un scénario parfois trop étiré et d'un montage qui freine l'élan dramatique. C'est un film qui, par son ambition de dresser un tableau vivant de l'enfermement dans un monde de luxe déchu, parvient à interpeller et à provoquer une réflexion sur la condition féminine et l'exploitation du désir. Pour les amateurs de cinéma d'époque et de récits visuellement soignés, cette fresque sur le déclin des maisons closes offre une expérience intrigante, quoique imparfaite, qui rappelle que même dans le raffinement, le désespoir peut demeurer latent.
Ma note 60%
Vu le 28 juin 2012

Lire la critique sur le site d'Antoine Lepage


Liste des comédiensNoémie LvovskyHafsia HerziCéline SalletteJasmine TrincaAdèle HaenelAlice BarnoleIliana ZabethPauline JacquardJudith Lou LévyAnaïs ThomasMaia SandozJoanna GrudzinskaEsther GarrelXavier BeauvoisLouis-Do de LencquesaingJacques NolotLaurent LacottePierre LéonJean-Baptiste VerquinMichel PeteauMarcelo TelesGuillaume VerdierJustin TaurandDamien OdoulPaul MoulinHenry LvovskyPaolo MatteiFred EpaudFrançois MagalGhislain de FonclareDaniel DoebbelsAndré LamortheChad GomisChloé RouaudLouisa LacroixBernard FontyAnaïs RomandNatalia TintoréAudrey PerronierMarie SeznecPascale GeilleVincent DieutreWilliam PessonLucie BorleteauAntonia BuresiEwa KaspRufine DuclosJing WangYann Yang YangPascale Ferran