Julien   Lepage

J.  Lepage
L'aurore
F.W. Murnau et William Fox (II)
1927

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L'auroreL'aurore est un joyau du cinéma muet, un chef-d'œuvre réalisé en 1927 par le génial F. W. Murnau. Géant du cinéma expressionniste allemand, Murnau avait déjà réalisé des chefs-d'œuvre comme Nosferatu ou Faust quand il fut invité par les studios Fox à tourner son premier film hollywoodien. C'est ainsi que naquit L'aurore, porté par un casting épatant mené par George O'Brien et la bouleversante Janet Gaynor.

Le scénario plutôt simple mais d'une redoutable efficacité dramatique suit un modeste pêcheur tenté par une aventure extraconjugale. Séduit par une mystérieuse et séduisante citadine (Margaret Livingston), ce dernier envisage un temps l'impensable : se débarrasser de sa femme aimante (Janet Gaynor). Mais une fois sur le point de passer à l'acte impardonnable, sa conscience le rattrape. S'ensuit alors une quête éperdue de rédemption où le couple ébranlé devra surmonter bien des épreuves avant d'espérer retrouver la sérénité.

Si le point de départ du mélodrame — un mari tenté par une autre femme — relève du cliché, L'aurore s'en écarte intelligemment. Adapté d'une nouvelle d'Hermann Sudermann, le scénario évite les facilités du genre en creusant avec une grande justesse psychologique les émotions et les doutes déchirants du protagoniste. On salue aussi la savante construction en trois actes bien distincts qui rythme admirablement le récit : la lente descente aux enfers de la tentation initiale, la fuite en avant tragi-comique du couple, puis la rédemption finale dans un dernier souffle d'espoir. Un rythme hitchcockien avant l'heure ! Seul le passage « burlesque » au cœur du récit, imposé par le producteur Fox, marque un peu le pas dans cette tragédie intimiste.

Certes, les protagonistes principaux demeurent assez archétypaux — l'épouse vertueuse, la tentatrice vénale, le mari égaré. Mais l'écriture fine et sensible de leurs caractères leur confère une profondeur saisissante. Le pêcheur en proie au doute est un antihéros d'une humanité poignante, tout comme son épouse douce et digne admirable de résilience. Quant à la « vamp » citadine incarnée par Margaret Livingston, si elle reste un peu dans la caricature, elle remplit parfaitement son rôle d'élément perturbateur venu ébranler l'équilibre familial.

Sous ses atours mélodramatiques, L'aurore aborde avec une étonnante modernité des thématiques puissantes et intemporelles : la tentation destructrice, la culpabilité rongeante, le pardon salutaire, la rédemption arrachée. Le film dresse aussi un subtil et symbolique parallèle entre ville et campagne, modernité frivole et traditions ancrées. Mais par-delà le drame intime, c'est un message d'espoir humaniste qui résonne au final, porté par le « chant des deux humains » annoncé dans le titre poétique : quelles que soient nos fautes, une nouvelle aurore — un nouveau départ — reste toujours possible.

C'est surtout sur le plan visuel que L'aurore marque les esprits et les annales du 7e art. Maître incontesté du cadre, des mouvements de caméra et des jeux de lumière, Murnau nous offre ici une mise en scène d'une inventivité folle pour l'époque. Les images frappent par leur beauté d'un lyrisme inouï, tantôt naturalistes et bucoliques à la campagne, tantôt très stylisées et expressionnistes lorsque l'intrigue gagne la ville. Certaines séquences devenues cultes comme la traversée de rue au ralenti après la sortie d'église ou la barque dérivant sur le lac sous la lueur de la lune témoignent d'une maîtrise visionnaire absolue.

Dans un registre bien plus sobre et retenu que le jeu tradiitionnellement outrancier du muet à l'époque, les comédiens de L'aurore frappent par leur modernité étonnante. Janet Gaynor est d'une grâce déchirante dans son rôle d'épouse brisée tandis que George O'Brien impressionne par son interprétation d'une subtilité renversante, campant un homme rongé par le doute et la culpabilité. Seule Margaret Livingston force un peu le trait dans son rôle un brin caricatural de femme fatale citadine. Mais cette pointe d'outrance n'enlève rien à la justesse d'ensemble d'une distribution de très haute volée.

Malgré quelques longueurs peut-être dans sa partie centrale, L'aurore reste un monument incontournable du cinéma muet à (re)découvrir absolument. Conjuguant avec un génie prémonitoire profondeur psychologique et fulgurances visuelles, ce chef-d'œuvre de Murnau a marqué son époque de son empreinte indélébile et garde aujourd'hui encore une puissante aura poétique.

Un classique à l'émotion intacte, éblouissant d'inventivité formelle et de maîtrise narrative. Pour les amoureux d'un certain âge d'or du 7e art, ce bijou expressionniste est tout simplement immanquable ! Et pour le spectateur moderne, c'est l'occasion unique de se plonger dans l'univers à part du cinéma muet, avant que le triomphe du parlant ne vienne bouleverser à jamais les codes de ce jeune art encore balbutiant.

Note : 7 / 10

Vu le 25 mars 2024

Liste des comédiensGeorge O'BrienJanet GaynorMargaret LivingstonBodil RosingJ. Farrell MacDonaldRalph SipperlyJane WintonArthur HousmanEddie BolandHerman BingSidney BraceyGino CorradoVondell DarrSally EilersGibson GowlandFletcher HendersonLeon JanneyThomas JeffersonBob KortmanF.W. MurnauBarry NortonRobert ParrishSally PhippsTempe PigottHarry SemelsPhillips SmalleyLeo WhiteClarence Wilson