• Julien   Lepage

Les risques du métier est un drame intense et précurseur réalisé par le cinéaste français André Cayatte en 1967. Adaptation d'un roman à scandale de Simone et Jean Cornec, lui-même inspiré d'une affaire bien réelle, le film ose s'attaquer à un sujet alors totalement tabou : la pédophilie dans les établissements scolaires. Dans le rôle principal, Jacques Brel livre une composition magistrale, loin de son personnage de chanteur célèbre. Une œuvre d'une brûlante actualité, malgré son demi-siècle d'existence.

Dans un petit village normand, Jacques Brel incarne Jean Doucet, un instituteur aimé de tous jusqu'à ce qu'une élève l'accuse de l'avoir agressée sexuellement. Alors que d'autres jeunes filles apportent leur témoignage accablant, la situation dégénère. Sa propre épouse Emmanuelle Riva finit par douter tandis que le village entier se déchaîne contre lui. Dans cette tourmente, seul face à l'intolérance et aux rumeurs populaires, Doucet se bat pour prouver son innocence et sa bonne foi.

Loin des clichés du film à thèse, Les risques du métier creuse une intrigue d'une redoutable complexité psychologique. Le récit navigue entre thriller haletant et drame intime, entretenant un cruel suspense. Les failles de la justice, les dérives d'une communauté villageoise, les fissures dans un couple sont exposées avec une froide lucidité.

Le scénario évite les facilités pour s'attarder sur les nuances et les zones grises. Une approche d'une modernité confondante pour la fin des années 60. Derrière l'affaire judiciaire, Cayatte dresse aussi un constat implacable sur l'hypocrisie de la société et sa vindicte aveugle. Des thématiques encore d'une criante pertinence aujourd'hui.

Les personnages sont travaillés dans leurs complexités, sans manichéisme appuyé. Jacques Brel campe un instituteur pétri de doutes mais d'une intégrité touchante. Emmanuelle Riva est déchirante en épouse aimante mais fragilisée par le doute. Quant aux jeunes comédiennes, elles apportent des nuances subtiles à leurs personnages d'accusatrices, entre manipulations et fragilités adolescentes.

Une véritable galerie de figures où même les plus négatives, chacun à son degré, recèlent une part d'humanité. Un tour de force d'écriture réaliste, loin des archétypes simplistes. Une belle porte ouverte sur les contradictions de l'âme humaine.

Bien que très en avance sur son temps, le film aborde avec un sérieux désarmant le thème central et tabou du viol sur mineur. Cayatte fait aussi un constat glaçant sur les dérives de la société de l'époque : l'intolérance aveugle, le règne des rumeurs et des préjugés, l'hypocrisie des bien-pensants… Des thématiques d'une redoutable actualité plus de 50 ans plus tard.

Sur le plan formel, le film impressionne par sa sobriété au service du propos. Une mise en scène d'une rare justesse, épurée mais impactante grâce à quelques plans iconiques savamment distillés. Alors que le sujet s'y prêtait, Cayatte évite toute tentation du voyeurisme pour se concentrer sur l'essentiel : le drame humain.

La photographie intimiste, la retenue des mouvements de caméra confèrent une dimension presque étouffante au huis clos de ce petit village normand. Un choix fort dont l'économie de moyens ne fait que renforcer la puissance.

Autre point étonnant pour l'époque : le film s'affranchit quasi-totalement de musique extradiégétique, à part une troublante Chanson des innocents sur les premières images. Une rareté supplémentaire qui ajoute au dépouillement et au malaise.

Dans ce qui constitue l'un de ses derniers rôles au cinéma, Jacques Brel impressionne par son jeu d'une vérité criante. Loin des emplois convenus, l'interprète phare campe un personnage bien éloigné de son image publique pour livrer une composition d'un naturel et d'une présence saisissants.

À ses côtés, Emmanuelle Riva est d'une justesse renversante dans son rôle d'épouse déchirée par le doute. Le reste de la distribution, adultes comme enfants, atteint un réalisme saisissant qui ancre davantage le drame dans une inquiétante vérité.

Plus de 50 ans après sa sortie, Les risques du métier reste une œuvre d'une puissance intacte, aussi précurseuse que dérangeante. Un classique trop méconnu qui porte un regard d'une rare justesse sur les dérives de la société et la force aveuglante des préjugés.

Porté par une interprétation d'une intensité renversante, notamment un Jacques Brel bouleversant de naturel, le film délivre un message d'une criante actualité avec une retenue formelle glaçante. Une claque cinématographique à redécouvrir d'urgence.

Note : 8 / 10